vendredi 2 décembre 2011

L'ORIGINE DES ALBANAIS par Prospére Mérimé

De l'origine des Albanais, par  Prospére Mérimé 

Revue contemporaine 1854 L'ORIGINE DES ALBANAIS

Albanesiche Studien, "études sur l'Albanie", par M. J. Georges Hahn. Jena, 1834.

La nation albanaise a joué un rôle considérable dans la révolution à la suite de laquelle s'est constitué le royaume de Grèce, mais ce rôle a été muet. Les Grecs et les Turcs furent alors les seuls acteurs qui attirèrent l'attention du public européen. Cependant c'est l'ambition de l'Albanais Ali, pacba de Janina qui prépara l'insurrection grecque ; la fidélité des Albanais à la domination ottomane a probablement empècbé cette insurrection de s'étendre, et si l'on en croit des gens bien informés de la situation actuelle, tant que les montagnes de l'Epire renfermeront une population belliqueuse et dévouée au Sultan, toute tentative semblable aura peu de cbauces de succès. Remarquons «ncore que la race albanaise a fourni des capitaines et des soldats aux deux partis dans la guerre de 1821-1830. Les Souliotes étaient des Albanais chrétiens , aussi bien que les intrépides matelots d'Hydra et de Spezzia. Aujourd'hui une partie notable de la population du royaume de Grèce n'appartient pas à la race Hellénique; elle se compose d'Albanais hellénisés. Pour la seconde fois la Grèce a triomphé de ses vainqueurs.Ce petit peuple d'où sont sortis tant d'aventuriers héroïques, tant de bons soldats et de marins, n'est guère conuu que par ses émigrés, qui s'accommodent avec une merveilleuse facilité aux mœurs, aux institutions et jusqu'à un certain point à la religion du pays où le sort les jette. « Où le sabre, la foi » c'est un proverbe national parmi tes Albanais. 

Partout, en Orient, ils attirent l'attention du voyageur. En Grèce leur langue étrange, en Turquie leur costume pittoresque les distiguent tout d'abord au milieu des populations mêlées que l'on rencontre. Chez eux on ne trouve pas le phlegme sublime des Turcs, ni cette gravité noble et dédaigneuse que possède le portefaix de Constantinople aussi bien que le pacha à trois queues, mais ils apprennent les grandes manières de l'Orient lorsqu'elles leur sont utiles; en effet c'est un des traits de leur caractère que l'éducabilité. Naturellement vifs et curieux ils ne demandent qu'à s'instruire et craignent peu de se compromettre en se frottant à la civilisation franque. Je me souviens qu'en une excursion que je fis il y a quelques années dans l'Asie mineure, je me laissai persuader de prendre une escorte pour traverser le Tmolus, montagne où les voleurs mourraient de faim s'ils ne vivaient que des voyageurs qu'ils détroussent. Bien euteadu que je ne trouvai pas de voleurs, m^is de distance en distance je rencontrai des gendarmes pour m'accompagner et me protéger. Ces gendarmes qui se relayaient à chaque corps de garde, étaient tantôt des Turcs, tantôt des Albanais. Les premiers n'ouvraient jamais la bouche, ne me regardaient pas et ne pensaient pas à moi, s'ils pensaient à quelque chose. Avec les Albanais, au bout de cinq minutes nous étions camarades. Nous causions, eux dans leur mauvais grec, moi dans un grec encore pire, et chose surprenante, nous nous comprenions un peu, car à force de gestes et de grimaces tous nos barbarismes devenaient intelligibles. Ils riaient, chantaient, gambadaient; ils avaient l'air de francs gamins. Si une boucle, une courroie, se détachait de mon petit bagage, cela disparaissait aussitôt comme par enchantement. Ces gens paraissaient connaître à merveille notre proverbe, « ce qui tombe dans le fossé est pour le 'soldat. » En revanche on m'a dit que mes gendarmes, si habiles à voler des bagatelles, se seraient fait casser la tête pour me défendre des voleurs de profession. Je n'ai pas la prétention de juger les Albanais par ceux qui m'ont escorté, et je ne cite mes observations personnelles que parce que de cette époque date ma curiosité au sujet de leur nation. C'est dans leur pays qu'il faut apprendre leurs vices et leurs vertus; malheureusement ils sont beaucoup moins accessibles aux voyageurs que leurs voisins, Grecs ou Slaves. De hautes montagnes, des vallées abruptes, une insécurité complête hors des villes, une langue sans analogue en Europe, enfin des mœurs encore rudes et sauvages rebutent les touristes les plus aventureux et rendent leurs explorations fort difficiles. L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons a profité d'un long séjour en Albanie, et du caractère privilégié de consul de Sa Majesté l'Empereur d'Autriche, pour étudier de près ce peuple encore si mal connu, et si des recherches approfondies, des renseignements neufs, une vaste érudition suffisaient pour faire un livre excellent, les Études sur l'Albanie ne laisseraient rien à dire aux voyageurs qui viendront après M. Hahn. J'ai regret à confesser que l'ouvrage ne brille ni par l'ordre, ni par la méthode; il est diffus, souvent obscur; ou y cherche vainement cette vivacité d'impressions et de coloris qui fait le charme d'une relation, qui transporte le lecteur en présence de scènes nouvelles, et le fait jouir sans fatigue de presque tous les plaisirs d'un voyage. En revanche, c'est un excellent dictionnaire pour tout ce qui concerne l'Albanie; il faut peut-être un peu de temps pour le consulter, mais à la longue on y trouve ce qu'on cherche, et il récompense, par des notions exactes la patience dont il faut faire preuve en l'interrogeant. Les Allemands ont parfois le tort de ne pas assez mêler l'agréable à l'utile : personne, du moins, ne contestera à M. Hahn le mérite d'être utile.Voulez-vous savoir l'histoire de Scanderbeig ? Voulez-vous apprendre comment les sorcières albanaises tirent la bonne aventure ? ou, si vous aimez la statistique, vous êtes peut-être curieux de connaître combien de décalitres d'huile on récolte dans telle vallée dont le nom est terrible à prononcer ? — Vous trouverez tout cela dans les Etudes Albanaises, pas toujours sous la rubrique que vous imaginez. Quelquefois les notes vous en diront plus que le texte; quelquefois, à propos de statistique, vous aurez un trait de mœurs, et vice versa. Suffit qu'il y ait de quoi intéresser tout le monde; pour moi, parmi un grand nombre de dissertations philologiques, commerciales, politiques, j'ai tout d'abord été attiré par une assez longue notice sur une question difficile, celle de l'origine des Albanais. Jusqu'à présent le problême est demeuré fort obscur. Je n'ai pas besoin de faire remarquer l'autorité qu'apporté M. Hahn en cette matière, car à une vaste érudition il join le rare avantage d'une connaissance parfaite de la langue chkyipe ou albanaise. Disons tout d'abord que l'idiome que parlent aujourd'hui les Albanais est totalement différent du grec et du slave en usage chez leurs voisins; en outre, on ne connaît aucune langue morte ou vivante qui ait avec le chkyipe assez d'analogie pour qu'on en puisse conclure une ancienne parenté. Le chkyipe est une langue isolée comme le basque.Les Basques vous diront que Noé parlait basque dans l'arche.Je n'eu sais rien, mais tout semble prouver que dans leur pays on n'a jamais parlé d'autre langue. Ils sont, comme s'expriment les savants, un peuple autochthone, ce qui revient à dire qu'on n'en connaît point qui les ait précédés dans le pays qu'ils habitent aujourd'hui. A défaut de tradition historique, on fait remarquer ce fait très important que tous les noms de lieux de leurs vallées, de leurs montagnes et de leurs villages, appartiennent à la langue basque.En Albanie, il suffit de jeter les yeux sur la carte pour observer un fait tout contraire. Un grand nombre de localités ont des noms empruntés à des dialectes slaves. Pourtant, elles ne sont habitées que par des gens parlant l'albanais, et qui, dans leurs mœurs comme dans leurs caractères physiques, n'ont rien de commun avec les Serbes et les Bulgares, de la langue desquels sont tirés ces noms de lieux.En France et en Espagne, on trouve des villes et des villages ayant des noms basques, mais habités uniquement aujourd'hui par des Français ou par des Espagnols. On eu conclut, non sans raison, qu'à une époque antérieure, plus ou moins éloignée, des Basques ont vécu dans ces villes, les ont fondées peut-être, ou, si l'on veut, y ont assez dominé pour leur imposer un nom. Le fait analogue que nous venons de rapporter prouve qu'à une certaine époque des Slaves se sont établis en Albanie, et qu'ils y ont été remplacés par la population actuelle. Or, l'histoire ne fournit presque aucun renseignement sur cette révolution.Seulement, on s'aperçoit qu'au moyeu-âge les chroniqueurs occidentaux ont confondu l'Albanie avec la Bulgarie, pays slave. Plus tard, lorsque le nom des Albanais se produit pour la première fois dans l'histoire, ils forment déjà une nationalité importante et compacte;on les voit déborder de leurs frontières et molester leurs voisins du Nord et de l'Est. L'existence de ces noms de lieux slaves, qui se retrouvent jusqu'au centre des montagnes, où d'ordinaire les peuples autochthones maintiennent leur nationalité avec obstination, ne permet pas de révoquer en doute l'occupation complète du pays par un peuple étranger à la race albanaise ; et cette occupation a dû être assez prolongée, pour que des noms aient été donnés à plusieurs villes. Là dessus, on peut se demander si les Slaves se sont approprié un pays vide, ou s'ils l'ont conquis par une guerre d'extermination, car autrement ils n'auraient pas manqué d'adopter les noms donnés par les premiers possesseurs du sol, de la même manière que les Albanais eux-mêmes ont adopté les dénominations des Slaves. Observons encore que l'expulsion de ces derniers a dû être assez lente pour que les conquérants aient eu le temps de se familiariser avec la nomenclature des vaincus.En Grèce, le même phénomène se présente et tout aussi mal connu. Une invasion slave a eu lieu, et le souvenir s'en est perdu, aussi bien que celui de la révolution qui a remis la population hellénique en possession de la terre occupée par ses ancêtres. Là, du moins, cette révolution s'explique facilement par l'ascendant qu'ont exercé la religion chrétienne et la civilisation hellénique ; tandis qu'Albanais et Slaves ont été des Barbares aux prises, et bien habile qui pourrait décider de quel côté était la supériorité intellectuelle.Les traditions locales sont en général fort modernes en Albanie; elles fournissent pourtant quelques lumières. Les Mirdites, tribu catholique aux environs de Scodra, se disent descendus d'un Bulgare qui serait venu s'établir entre le Drin et la Mattia, c'est leur territoire actuel. Notez qu'ils parlent l'albanais, bien que proches voisins des Monténégrins et des Bosniaques, qui ont des dialectes slaves.—Les montagnards de l'Albanie centrale disent qu'autrefois leurs hautes vallées étaient habitées par des Serbes. A une époque qu'ils ne peuvent préciser, des Chkipetars ou Albanais, venus ils ne savent d'où, se seraient mêlés aux familles serbes, qui mécontentes de voir prospérer les immigrants, se seraient éloignées ou bien se seraient éteintes dans la misère. A part le vague de ces deux récils, ils ne font que confirmer le fait déjà constant d'une occupation ancienne de l'Albanie par des Slaves. Reste toujours à deviner s'ils ont été chassés par l'invasion d'une horde étrangère ou bien par les premiers habitants du pays, qui subjugués un moment comme les Grecs, seraient parvenus à se débarrasser de leurs envahisseurs.M. Hahn se déclare pour la seconde de ces hypothèses, et voici en quelques mots les arguments sur lesquels il se fonde.La langue albanaise n'ayant rien de commun avec les idiomes slaves, le peuple qui la parle ne peut avoir fait partie de l'invasion slave, laquelle est incontestable. D'un autre côté, l'histoire n'a pas conservé le souvenir d'une antre immigration assez considérable pour constituer une nation; nulle part on n'a découvert un peuple parlant un dialecte voisin de l'albanais; en un mot, il n'existe aucune trace ni du voyage, ni du point de départ des Albanais, fait inouï et inexplicable si leur arrivée était postérieure à celle des Slaves. La vraisemblance est donc qu'ils sont autochthones.M. Hahn n'a poin t'il examiné l'hypothèse proposée d'une parenté entre les Albanais ae l'Ëpire et les Albaniens du Chirvan ou du Caucase. Je crois en effet eue cette supposition, fondée sur une conformité de nom fortuite, ne mérite guère d'être discutée, et que les anciens Albaniens (Turcs ou Arméniens) n'ont aucune affinité à prétendre avec nos Chkipetars. Aujourd'hui que l'étude des langues comparées a pris des développements considérables, je ne crois pas qu'un idiome analogue au chkyipe, s'il en existait fort loin de l'Albanie, eût manqué d'attirer l'attention des savants qui s'occupent de linguistique et d'ethnographie. M. Hahn fait encore valoir cette considération assez difficile à apprécier pour nous, c'est que les mœurs des Albanais auraient une très grande affinité avec celles des Grecs et des Homains, et pourtant, comme leur langue proclame qu'ils appartienent à une race d'hommes essentiellement distincte, ou ne saurait expliquer cette conformité de mœurs que par des rapports anciens avec la civilisation hellénique, lesquels auraient existé à une époque très antérieure aux invasions des Barbares en Occident.Mais cette conformité de mœurs, que je suis tout prêt d'admettre sur la parole de M. Hahn , suffit-elle pour prouver des relations anciennes entre deux peuples? J'avoue que j'ai quelque peine à voir dans ce fait un argument sérieux. Rien de plus fréquent que d'observer de pareils traits de ressemblance entre des nations qui n'ont jamais eu de rapports les unes avec les autres. En faut-il alléguer un exemple? Je vois, par les Etudes Albanaises, que la passion de la vengeance est un des traits caractéristiques des Chkipetars. Non seulement il est reçu chez eux de tuer l'homme qui vous a offensé, mais encore son frère, voire ses cousins et ses arrières cousins. Eh bien ! cela se pratiquait et se pratique encore peut-être aujourd'hui en Corse. Il y a même dans le dialecte de l'île un mot pour désigner cette espèce de vengeance ; on l'appelle vendetta transversale Doit-on en conclure d'anciennes relations entre les Corses et les Albanais ?L'objection, probablement loin d'embarrasser M. Hahn, lui fournirait peut-être un nouvel argument, et il est homme à nous démontrer que ces deux peuples si éloignés sont peut-être très proches parents. Son système sur l'origine des Albanais pourrait expliquer celle de plusieurs autres nations, celle des Corses, entre autres. Dans les idées du savant Allemand, la nation albanaise serait un rameau isolé de la grande souche pélasgique, cette race mystérieuse dont l'existence en Occident a précédé celle des Hellènes et des tribus italiotes. La question, comme on k voit, tend à s'amplifier considérablement.Les historiens grecs sont unanimes pour reconnaître que leurs ancêtres trouvèrent les Pélasges en possession de tout le pays qui, plus tard, s'appela la Grèce. Ces Pélasges qui, aux yeux des Grecs, étaient des Barbares (cela veut dire qu'ils ne parlaient pas un dialecte hellénique), étaient venus dans la Grèce, de la Macédoine et de l'Epire. Selon M. Hahn, ils se seraient maintenus dans ces provinces et auraient conservé jusqu'à un certain point leur nationalité. — Que les Epirotes fussent des Barbares, on le concède facilement, car ils n'ont jamais joué un rôle dans l'histoire de la Grèce libre ; mais, à l'égard des Macédoniens , on éprouve quelque scrupule à leur donner cette qualification. L'opinion des anciens eux-mêmes paraît avoir varié sur ce point suivant les temps. Lorsque le nom de barbare fut devenu une espèce d'injure, et surtout lorsque les rois de Macédoine commencèrent à exercer une influence prépondérante sur la Grèce, il est à croire qu'on ne chercha pas à éclaircir la question; mais il est certain qu'aune époque où la peur ne pouvait dicter l'opinion, les Macédoniens étaient considérés comme tout à fait étrangers à la race hellénique. Un de leurs rois, Alexandre I, se présenta pour concourir aux jeux olympiques , et d'abord les juges refusèrent de l'admettre. Il gagna néanmoins sa cause en alléguant qu'il descendait d'Hercule, et que partant, il était Grec. Ainsi il reniait son pays. Parmi des peuples entichés de leurs origines héroïques, l'argument était décisif, et un roi de Lacé- démone en fit usage avec le même succès pour se faire ouvrir un temple clout l'entrée était interdite aux Doriens. Je suis Héraclide, dit- il, et par conséquent Ëolicn. Lorsque les successeurs des roitelets de la Macédoine furent devenusde puissants souverains, leur cour et leur pays perdirent beaucoup de leur caractère national. La Grèce devint pour eux le centre de l'élégance et du goût, ils réformèrent leurs mœurs d'après elle, et probablement le grec devint la langue des honnêtes gens. Alexandre-le-Grand s'écriait, au milieu du Granique : « 0 Athéniens, je mériterai vos louanges ! » Les grands de la Macédoine se préoccupaient alors de l'opinion des Grecs, comme les gentilshommes Russes du dix-huitième siècle attendaient la renommée de quelque lettré de Paris. Cela n'empêchait pas le peuple et les soldats de rester de francs Barbares et de conserver leur idiome national. Alexandre ordonnait à Philotas, qui avait conspiré contre lui, de se justifier en grec ou en macédonien, et le rude guerrier reprochait à son roi de prendre les mœurs des vaincus, d'avoir oublié sa langue et d'avoir besoin d'un interprète pour parler à ses vétérans.On objectera à M. Hahn que le macédonien pouvait diflérer beaucoup du grec, et cependant n'en être qu'un dialecte plus ou moins corrompu. Il répond que c'était le pur pélasgique, c'est-à-dire l'ancien albanais, et il s'efforce de le prouver en comparant dans une longue discussion des mots de l'albanais moderne avec le petit nombre de termes macédoniens, plus ou moins estropiés, que nous ont transmis les lexicographes. Avouons d'abord notre incompétence; mais remarquons en même temps que quelques rapprochements ingénieux ne suffisent point pour décider la question, d'autant plus que M. Hahn lui-même n'hésite point à reconnaître qu'entre l'idiome pélasgique et le grec il devait y avoir une assez grande analogie ; il la compare à celle qui existe entre l'allemand et les langues Scandinaves. Or, je le demande, étant donné un mot anglais, dérivé d'une racine commune au saxon et au danois, serait-il facile de résoudre duquel des deux peuples les Anglais l'ont reçu?Quelle que fût la langue ou le dialecte des Macédoniens, en ne peut guère douter, je pense, qu'ils ne fussent des Barbares plus ou moins hellénisés. L'important serait de connaître l'élément barbare qui entrait dans la composition de ce peuple. Un ethnographe anglais justement estimé, M. Latham, les regarde comme des Thraces, c'est-à-dire des Slaves. M. Hahn croit qu'ils étaient de la même race que les Épi- rotes et les Illyriens, c'est à savoir des Pélasges. De part et d'autre, on a invoqué l'autorité de Strabou, qui donne raison à chacun, car dans un passage il dit que les Macédoniens sont des Thraces, et plus loin, que le pays des Thraces commence à l'est du Strymon. Le témoignage des mythographes et des poètes, qui a son importance dans une question de si haute antiquité, est décisif en faveur de M. Hahn. On lit dans le Recueil d'Apollodore, dépôt précieux des plus vieilles traditions, que Thesprotus et Macednus furent fils de Lycaon, dont le père fut Pelasgus. Inutile de faire observer que dans la langue mythologique l'origine des peuples se confond avec celle de leurs héros éponymes. Eaychyle, dans les Suppliantes, fait ainsi parler Pelasgus lui-même : « Je suis fils de Palœchthon et Roi de cette terre que possède la race qui porte, d'après moi, le nom de Pélasges. Je règne sur le pays qu'arosé l'Axius et le Strymon à l'Occident. Dans mon Empire, je compte » la terre des Perrhœbes, et les contrées au delà du Pinde, près des Péones et des monts Dodonéens. La mer borne mes États. »M. Hahn, avec lu plus louable impartialité, n'a négligé aucun des témoignages contraires à son opinion, et en général il les réfute heureusement. Les guerres continuelles entre les Êpirotes, les Macédoniens et les Illyriens n'ont aucune valeur contre l'hypothèse d'une race commune. On ne peut pas davantage tirer de conclusions contre la parenté des trois peuples du fait rapporté par certains auteurs, que, dans leurs rrlations, ils se sont quelquefois servi d'interprètes, et qu'ils se considéraient réciproquement comme étrangers. A ce sujet, M. Hahn présente une observation remarquable et qui lui est personnelle. L'Albanie moderne est divisée en deux tribus principales, les Gheghes et les Toskes. Entre eux coule le Chkoumb, autrefois le Genusus. Chacune de ees tribus à son dialecte, qui ne se distingue à la vérité que par la prononciation et par un certain nombre de mots particuliers. C'est ce qu'on remarque dans nos patois provinciaux : chaque village a ses expressions locales inusitées ailleurs, et cependant le fond de l'idiome reste commun à toute une province. Ces légères différences suffisent pourtant à établir le sentiment d'une nationalité distincte. Le Toskc ne considère pas le Gheghe comme un compatriote, et vice versa. Quelquefois les gens de villages très éloignés, des gens de Souli,par exemple, et d'autres de Scodra auraient de la peine à se comprendre, et s'il s'agissait d'intérêt graves, il est probable qu'ils se serviraient entre eux d'interprètes. Ajoutons que le cours du Chkoumh, cette limite actuelle des deux tribus albanaises, servait autrefois de frontière entre les Êpirotes et les Illyriens. N'est-il pas très remarquable qu'une petite rivière marque encore une barrière que tant de révolutions auraient dû effacer? Cette barrière subsiste toujours dans l'opinion.La supériorité de la Grèce sur l'Albanie, au point de vue de la civilisation, n'est point douteuse. M. Hahn l'attribue au croisement des races dans la Grèce. La sauvagerie des Albanais ne serait à son sentiment que le résultat de leur isolement. Il leur a manqué un antagonisme national qui aurait développé leurs facultés, et de même que ci.Ttaincs espèces d'animaux acquièrent par le croisement une vigueur nouvelle, le peuple albanais n'a pris une énergie extraordinaire que lorsqu'il s'est trouvé mélangé ù un autre peuple. Au moyen-âge, Finvasion des Slaves a déterminé en lui une recrudescence de vitalité, qui s'est manifestée par une extension de ses frontières et-par la résistance héroïque qu'il opposa longtemps aux conquêtes des Turcs, parvenus à l'apogée de leur puissance.« La race hellénique, dit Hérodote, a toujours parlé la même langue. » Séparée des Pélasges, encore faible et s'élevant de médiocres conv- » mencements, elle a formé une nation puissante en englobant d'autres » peuples barbares. Au contraire, les Pélasges, en tant que Barbares, » n'ont jamais fait des progrès considérables. »En effet, cet isolement des Albanais dans leur propre pays pourrait bien être la seule cause qui ait retardé leur développement; hors de leurs frontières ils acceptent rapidement la civilisation qu'ils rencontrent. A partir du quatorzième siècle, on voit les Albanais pénétrer dans la Grèce, tantôt en aventuriers, tantôt en conquérants. Bientôt ils dominent dans plusieurs provinces : l'Attique, la Béotie, la Corinthie, Eubée méridionale se peuplent d'Albanais ; c'est à peine si dans les villes la race grecque conserve une supériorité numérique; dans les campagnes elle est presque entièrement renouvelée. Pendant plusieurs siècles les deux races sont demeurées eu présence sans se mêler ; la révolution de 1821 les a confondues en une seule nation. Aujourd'hui dans le royaume hellénique, le grec a remplacé la langue chkyipe; elle se conserve à peine par les femmes dans quelques localités, mais on peut prédire que d'ici à peu d'années il ne se trouvera plus en Grèce d'Albanais d'origine qui ait gardé son idiome. Ce phénomène tout récent peut expliquer comment les Arcadiens, Pélasges d'origine, sans avoir reçu de colonisation hellénique, ont adopté le grec et renoncé à leur ancienne langue. La langue grecque, autrefois comme de nos jours, était l'indice évident d'une certaine supériorité reconnue; voilà pourquoi elle est devenue générale.On en peut inférer, et cette remarque n'a point échappé à M. Hahn, que les Hellènes arrivant en présence des Pélasges, possédaient déjà une civilisation supérieure à celle de ces derniers; leur idiome devait être plus parfait et plus régulier ; probablement il devint, même pour les tribus pelasgiques, un moyen de communication presque indispensable. Le général Georgey raconte qu'au plus fort de la guerre de Hongrie, lorsque les insurgés voulaient le plus ardemment effacer toutes les traces de la domination autrichienne, ils étaient réduits, faute de pouvoir comprendre leurs différents dialectes, à parler entre eux en albanais. Le grec a été, pour les Barbares habitant la Grèce, ce qu'a été le latin au moyen-âge, la langue commune de tous les gens instruits.M. Hahn propose d'appeler l'Albanais le Pélasge moderne, de même qu'on appelle grec moderne la langue corrompue qui se parle de nos jours en Grèce. Le pélasge a dû souffrir plus que le grec du contact des idiomes étrangers, n'ayant pas eu l'avantage d'une littérature écrite dans laquelle on pouvait reprendre sans cesse les formes anciennes et nationales. Depuis la guerre de l'indépendance, le grec moderne s'est retrempé en quelque sorte aux sources antiques, et il a suffi de quelques années pour en faire disparaître une multitude de mots étrangers qui s'y étaient introduits. Ces mots ont été remplacés avec la plus grande facilité par des expressions tirées du grec littéral, qui a toujours conservé les respects même du vulgaire. Aujourd'hui que le pélasge a été altéré par le slave, le turc, le grec, l'italien, et même, autant que je puis le croire, par le français, est-il bien possible d'y retrouver sûrement les débris de la langue originelle? M. Halm l'a tenté et l'on ne refusera pas à ses essais le mérite d'une ingénieuse subtilité, même si l'on doit en contester les résultats. Les recherches étymologiques ne sont jamais bien concluantes, parce que les lois qui président à la transformation des mots sont si élastiques, que souvent, en cherchant une origine, on en découvre plusieurs également probables. Je trouve un exemple assez frappant de cette triste vérité dans la dissertation de M. Hahn sur l'origine des Macédoniens.Les érudits qui opinent pour une descendance hellénique, après avoir fait remarquer que le fondateur de la dynastie, Caranus, était Argien et Héraclide, reconnaissent facilement une racine grecque dans son nom et dans celui de son royaume. Caranus vient de kara, tète, ou, si l'on veut, de koiranos, chef, prince; Macédoine , dont le héros éponyme est Maeednus, de makednos, grand, élevé. Or, ce ne sont pas les montagnes qui manquent en Macédoine.A cela, M. Hahn objecte le peu de vraisemblance qu'a une immigration argienne, partant du Péloponèse, sous la conduite de ce Caranus, environ sept cents ans avant notre ère, pour aller fonder un royaume en Macédoine. Un si long voyage, a de quoi surprendre en effet. Caranus, suivant M. Hahn, serait venu d'une autre Argos, ville d'Illyrie, et son nom serait dérivé de Caranô. Caranô ne veut rien dire en albanais ; mais tout le inonde sait (ce qui, en style d'érudit, signiûe cinq ou six personnes) que ce mot en crétois signifie chèvre. Or, les Crétois étaient dés Pélasges. D'autre part, chèvre se dit kith en albanais ; Kithim est le nom que les peuples sémitiques donnaient aux Macédoniens; il y avait en Macédoine une ville de Kissos; en Crète, une ville de Kittion. Les Rois descendants de Caranus étaient ensevelis dans une ville nommée Aegea, dont le nom rappelle encore le mot chèvre (aix, aigos) en grec... Mais pourquoi tant de chèvres? C'est qu'elles jouent un grand rôle dans l'histoire de la Macédoine. Ses anciennes monnaies autonomes portent l'image d'une chèvre. Ca- rauus s'empara d'Aegea en surprenant une porte qu'on avait laissé ouverte pour faire rentrer les chèvres. Perdiccas, autre roi de Macédoine, avait gardé les chèvres. Le mot albanais qui signifie un troupeau de chèvres est bagheti, qui dans quelques dialectes devient magheti. Convenons qu'entre magheti et Macédoine il n'y a que la main.Qu'on me permette encore de citer une ou deux étymologies. La- ris% est un nom de lieu des plus remarquables. Presque partout où la tradition a placé des Pélasges, il y avait une Larisse. On rapproche ce nom de ville d'un des cinq ou six mots étrusques que savent les savants, fars, titre des chefs. Or, lars ressemble fort à Lares, dénomination que les Romains donnaient à leurs dieux domestiques, d'après les Étrusques, lesquels, selon M. Lepsius, sont des Pélasges-Tyrrhé- uiens ou des Tyrrhéniens-Pélasgiques '. A ces mots de lars, larisse, M. Hahn trouve dans l'albanais une racine probable, c'est liarte, haut, puissant. Il explique encore tellement quellement les noms des trois vittes où, du temps d'Hérodote, la langue pélasgique était encore parlée. Pteka (albanais Plaka l'ancienne); Skylake (cÀftouUJe dépouille), Krestm (Kre'chf, crinière, racine d'oignon) (?).Tout cela est fort beau mais laisse bien quelques doutes. Pour moi, j'avouerai qu'après avoir feuilleté la Grammaire et le Dictionnaire albanais publiés par M. Hahn, l'antiquité du Pelasge moderne m'inspire des soupçons. Je ne parle pas du nombre considérable de mots étrangers que renferme le vocabulaire. Comment pourrait-il en être autrement, lorsque les Albanais, pour une grande partie de leurs besoins, sont tributaires de voisins plus avancés qu'eux en civilisation et parlant des langues écrites et bien formées? Mais ce n'est pas seulement par l'originalité des racines qu'on peut apprécier l'antiquité d'une langue; l'étude des formes grammaticales fournit encore des renseignements curieux qu'il ne faut pas négliger. Je tiens de mon savantami, feu M. Eugène Burnouf, ce principe de linguistique : c'est qu'une langue ancienne et isolée est synthétique ; une langue moderne et mêlée est analytique. Un exemple suffira pour éclaircir cet axiome. Qu'on observe le travail analytique qu'a subi la langue latine dans ses transformations qui ont produit les langues modernes de l'Europe occidentale. En latin, on exprime cette idée : Je suis aimé, par un seul mot : amor; en italien et en français, l'idée s'analyse, et au lieu d'un mot il en faut deux ou trois : son ainato, je suis aimé. Autant que j'en ai pu juger, l'albanais en est arrivé à une période d'analyse à peu près semblable à celle où se trouvent nos langues occidentales. Assurément, cela ne prouve point qu'il n'y ait pas dans cet idiome un fonds très ancien, mais cela ajoute peut-être à la difficulté de retrouver son origine. Il semble que l'albanais ait exercé une influence assez remarquable sur la langue grecque, influence, d'ailleurs, facile à expliquer, puisqu'une grande partie de la nation qui parle le grec aujourd'hui est de race albanaise. Ainsi, une des singularités du verbe albanais, c'estqu'il n'a pas d'infinitif, une autre que le futur se forme au moyen d'un auxiliaire. On dit je veux que j'aime pour j'aimerai. Dans le grec moderne, il n'y avait pas d'infinitif. On l'a rétabli dernièrement, et c'est une des conséquences de la l'évolution. Le futur se forme également par un procédé analytique à la manière albanaise : tha uyapù, j'aimerai. Dans toutes les déclinaisons albanaises, le datif est semblable au génitif; en Grèce, le datif n'a été restauré qu'avec l'indépendance, et les gens qui ne se piquent pas d'helléniser disent encore : dos mou au lieu de dos moi ( donne de moi ) pour donne-moi.' H. Lepsius, contrairement à l'opinion commune qui fait arriver en Étrurie une colonie lydienne, suppose que ce pays a été peuplé par des Pélasges arrivant de l'Est a l'embouchure du Pu. l>tte hypothèse parait avoir été adopté" par M. Ha'm.Il me souvient d'avoir entendu en Grèce une expression qui m'a fort intrigué. Ou me dit : ho hilios vacilèvi, le soleil règne, trône; cela veut dire qu'il se couche. Cette expression est inconnue au grec ancien. Le hazard m'a fait découvrir, je crois, son origine. Il y a certains mots qu'on cherche volontiers dans les glossaires étrangers qui vous tombent entre les mains, le mot Dieu, par exemple. Eu albanais on dit Pernili. La racine paraît être perndaïgh, c'est le verbe qui exprime le coucher du soleil. Si j'étais poêle, j'expliquerais comment le majestueux spectacle d'un coucher de soleil eu Orient a donné aux Albanais la première idée de la divinité ; en ma qualité d'apprenti étymologislc, je me bonuerai à conclure qu'eu baragouinant le grec ils ont traduit leur mot perndaïgh par le verbe qui signifie régner, parce qu'ils associaient dans leur propre langue le mot de soleil couchant avec celui de Dieu.Toute mon érudition albanaise, je la tiens de M. Halin, mais bien que sa grammaire soit excellente, je n'ai pas fait de grands progrès en Chkyipe. Les échantillons de la littérature albanaise que j'avais sous les yeux n'étaient pas faits pour m'encourager dans cette étude. J'avouerai franchement que malgré tout le goût que j'ai pour les poésies populaires, je n'ai pas senti le mérite des chansons dont le savant allemand nous a donné des traductions en vers et en prose. Pour la forme elles offrent une grande analogie avec les chants des Klephtes que M. Fauriel et M. de Marcellus ont rendu presque populaires en France. Pour le fond nulle originalité. On se demande comment un peuple placé entre les Serbes et les Grecs est resté si parfaitement étranger au mouvement poétique de ses voisins, comment les admirables ballades slaves n'ont point trouvé d'écho dans les montagnes des Gheghes, et comment les Toskes, compagnons des Klephtes grecs, n'ont jamais éprouvé leurs inspirations des journées d'escarmouche ou des nuits de bivouac. Dans les prétendues poésies que j'ai sous les yeux je ne trouve guères que des platitudes dignes de servir de devises aux bonbons du Fidèle-Berger, ou bien un luxe d'épithètes emphatiques, de rosés et de jasmins, d'ambre et de perles qui me paraissent des traductions de quelques troubadours turcs. Je veux cependant donner un échantillon de poésie albanaise, et je cfioisis une complainte funèbre et un chant d'amour parmi ce qui m'a paru le plus supportable. Cela a du moins le mérite d'être court. Le lecteur est averti que je traduis d'après une traduction.Dans la complainte, il s'agit d'un Derven-Aga ( capitaine du df'ftle', c'est-à-dire commandant de gendarmerie ), tué dans un engagement avec des bandits.« Oh! malheur! Derven-Aga! Tes braves sont demeurés là-bas. Ton » sabre, suspendu à la muraille, demande : Où est mon maître? qu'ils me retire Ton cheval, dans l'écurie, bennit et demande : Où est mon » maître, qu'il me selle, qu'il m'enfourche pour aller se promener! »Ce dernier trait gâte le commencement, qui promettait. On notera que les sabres et les chevaux qui parlent sont fréquents dans les ballades des Klephtes.Voici maintenant la chanson d'amour; elle est un peu vive; mais il y a quelque apparence que c'est un impromptu fait après boire :« Quittons la table, amis ; dans nos cervelles il n'y a plus un grain » de raison depuis que ce gentil oiselet est entré dans la chambre pour » faire le lit (Par cet oiseau, il faut entendre une fille d'auberge, ou plutôt une demoiselle de bonne maison empressée pour ses hôtes.)« Ah! si Dieu me faisait moucbo, comme je volerais autour de toi ! « Comme je papillonnerais dans ta cour ! Je me poserais sur ton toit ; » puis je me glisserais dans ton sein, je le mordrais, je le ferais ( noir » comme de la ) poix, et alors on pourrait me tuer. »Cette poix sent sa sauvagerie ; mais après tout, il y a dans cette petite pièce une certaine grâce qui rappelle le Moriamur mea Lesbia.Que conclure de tout ce qui précede ? Que M. Hahn a fait un ouvrage intéressant et utile, et que l'Albanie renferme probablement beaucoup plus de Pélasges que de poètes.

P. Mérimée

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