mercredi 22 mai 2013

Geographie d' Albanie 1854

INSTRUCTIONS POUR M. HECQUAltD, Scutari (Albanie).

L'étude de la géographie ancienne de l'Épire présente encore bien des lacunes, que peut seule combler une exploration attentive de la contrée. Sculari est placé presque au centre du pays appelé par les anciens lllyrie grecque ou Nouvelle-Epire {Epirus Aova), et occupe vraisemblablement remplacement de Scodra,
 Les notes des divers auteurs out été discutées dans les séances de la section de correspondance et adoptées ensuite par la Commission centrale.

mentionné par Tite-Live et Ptolémée. Il serait bon de s'assurer ilu véritable emplacement de la ville antique et de faire des fouilles à l'entour de l'ancien lac  tout le cours du Drin, l'ancien Drilo, qui paraît avoir servi pendant quelque temps de limite entre l'illyrie grecque et l'Illyrie barbare.

Les notions que l'on possède sur les populations anciennes de ces provinces sont extrêmement incomplètes. Est-il encore possible actuellement de distinguer les peuples qui babitent entre le lac de Scutari et le Drin blanc, lesquels sont désignés par les anciens (Thucydide, Tite-Live, Pomponius Mêla, Ptolémée) sous le nom de Taulantiens, et ceux qui habitent au sud de Prisren, sur l'autre rive du Drin blanc, et que Polybe, Plutarque et Tile-Live nomment Parlhiniens? Il serait extrêmement important d'étudier toutes les populations du nord de l'Épire, afin de déterminer dans quelles proportions se sont mêlées les races slaves, illyriennes et épiroles, de le» comparer surtout aux montagnards du Monténégro.

Si M. Hecquard peut pousser ses investigations un peu plus loin, il fera Lien de reconnaître dans son parcours la Via Egnatia, qui allait à travers l'Épire et la Macédoine jusqu'à Byzance, et qui passait par Lychnidus, aujourd'hui sans doute Okhrida, sur le lac du même nom.

La position cle Cavii, mentionnée par Tite-Live dans son Xliii" livre, n'est pas connue et doit être cherchée entre le fleuve Genesus et le fleuve Panyasus, c'est-à-dire entre le Scomhi ou Tobi et le Cavaya. Il en faut dire autant de Bulis, souvent cité par les anciens, et notamment par César, Tite-Live, Etienne de Byzance, Cicéron, et qui était bâti sur la rive gauche du Genesus, sans qu'on puisse savoir au juste où elle se trouvait.

Une étude approfondie de ce qui peut rester de l'ancien Epidamnus, colonie de Corcyre, appelé ensuite Dyrrachium, serait extrêmement intéressante. C'était le point de départ de la Via Egnatia, et ses antiquités n'ont guère été explorées. M. Hecquard, s'il peut se transporter jusqu'à Durazzo, fera donc bien de suivre la voie romaine, à partir de là, en se dirigeant vers Okhrida.

Au nord d'Okbrida, il trouvera des localités romaines dans la direction de Scutari, et il fera en sorte de retrouver les emplacements de Draudacum et d'Oëneum.

Dans son exploration du pays, il devra aussi visiter, si cela est possible, Dukapin, l'ancien Doracium MeIronolis, qui a eu jadis une grande importance, et Ibali, l'ancienne Deabolis des Byzantins, la Dibolia de Ptolémée.

M. Hecquard pourra éludier, non seulement au point de vue ethnologique, mais encore au point de vue philologique, les diverses populations de l'Épire septentrionale, et notamment les Zingaris ou Bohémiens, que les géographes disent s'y trouver en fort grand nombre.

Il a été publié, en 1835, à Francfort-sur-le-Main, par le chevalier de Xylander, un ouvrage sur la langue des Schkipetars ou Albanais. Si notre confrère pouvait se le procurer par un libraire de Trieste ou de Vienne, il ferait bien de noter, sur la grammaire et sur le vocabulaire contenus dans cet ouvrage, les différences de locution, de mots et de formes verbales suivant les cantons. M. de Xylander a négligé malheureusement d'indiquer les différents dialectes qui peuvent exister. Il est nécessaire de remplir cette lacune.

La langue des Schkipetars comprend des mots appartenant aux familles grecque, latine, slave et turque. Ces derniers, qui sont en petit nombre, peuvent facilement être distingués ; mais on ne sait pas si les mots de forme latine ont été introduits par les Romains, ou dérivent d'un ancien idiome voisin du grec de la famille pélasgique, et dont le latin serait lui-même en partie dérivé, les colons pélasges qui vinrent s'établir en Italie ajant remonté de Grèce par le nord du golfe Adriatique. La comparaison des diverses formes de mots pourrait mettre à cet égard sur la voie (1).
Depuis la rétlaelitm de ces instructions, M. Hjlin a fait paraître iCS sllbaiiesiiclit: Htxdieit, dans lesquelles il éclaire quelques- unes des questions proposées à l'examen de M. Hecquard. Je le renverrai donc ù la lecture de ce savant ouvrage. A. M.

Le voisinage du Monténégro permettra de recueillir le vocabulaire de la langue de ce pays et de constater ainsi la forme des mots d'origine slave qui ont pénétré dans le schkipetar.

Il serait utile, pour la question ethnologique, de so procurer des portraits fidèles des individus présentant au plus haut degré le type des diverses races de l'Épire.

Il existe en Epire divers lacs. Quelles sont les causes de leur alimentation? Ouelle est la nature de leurs eaux et leur profondeur?

Quelques délails sur le régime des rivières, sur l'époque de la fonte des neiges dans les montagnes qui séparent l'Épire do la Bosnie et de la Macédoine, seraient fort intéressants ; de môme M. Hecquard fera bien de s'attacher h marquer sur la meilleure carte qu'il se procurera les noms des rivières secondaires qui ne sont pas indiquées dans nos cartes.

Enfin, si notre confrère pouvait faire faire des fouilles à Scutari, il rechercherait surtout les inscriptions grecques et latines, les médailles, les vases et les pierres gravées qui se rapportent à l'histoire ancienne de la ville et pourraient nous dire ce qu'il faut croire de la tradition qui attribue la fondation de celle ville à Alexandre le Grand.

M. Hecquard rendrait un grand service à la géographie actuelle de l'Albanie en en faisant connaître les divisions et subdivisions administratives, l'organisation politique et religieuse. Tout ce qu'il pourra dire sur la slatistique et la population de ce pays serait reçu avec reconnaissance par la Société de géographie. Il émettrait son opinion sur les limites précises qu'il faut assigner à l'Albanie et sur l'exlensioo qu'il convient d'attribuer à la dénomination à l'Êpire.

M. Hecquard est prié de donner aussi sur le Monténégro tous les renseignements qu'il pourra fournir. Il consultera avec fruit la carie de ce pays par Karacsay, publiée en 1842, et la carte manuscrite du Monténégro par le prince Wassoewitch.es, carte dont nous lui envoyons un calque, et qui se trouve accompagnée d'une notice sur la haute Albanie, insérée dans le t. XV de la 2 série du Bulletin de la Société, p. 166.

Géographie Modbbnb.Mes voyages en Albanie et en Epire remontent à 1836 et 1838; j'accompagnais mon savant auni M. Boue, membre de l'Académie des sciences de Vienne (Autriche). Ce géologue a publié la description générale de la Turquie d'Europe ( La Turquie d'Europe, Paris, 18AO, à vol. iii-8° ). De mon côté, j'ai publié deux mémoires dans le Recueil des Mémoires de la Société géologique de France (t. V de la 1" série, 1812, et  de la série, 1816. Le résultat de nos voyages a introduit des rectifications importantes dans la géographie de ces contrées; mais il reste d'énormes lacunes à combler.

Voici les itinéraires que j'ai suivis : 1° de Novi-Bazar à Uskiup, parlpek, Pristina et Katchanik; 2e de Novi- Bazar à Scutari, par le plateau de Souodol, Rojai, le lac dePlava et les montagnes de Schalia; 3° de Scutari à lanina, par Lesch, Tirana, Elbassan, Bérat, Klissoura. Prémiti et Ronitza ; k° de lanina à Gorfou, par Philatès.

Dans un autre voyage (en 1837) M. Boue a parcouru sans moi: 1° la route de Novi-Bazar à Séraïévo, par Siénitza, celle d'Uskiup à Scutari par Prisren et les montagnes de la Mynlita; 3° la route de Monastir à Prisren. par le lac de Pressa, le lac d'Okhrida, Krilchovo et Kalkandèlen; 4° la roule de lanina à Larissa, par Metzovo; 5° celle de Kastoria à Okhrida, par le lac marécageux de Malik.

M. le professeur Grisebnch a suivi la route de Salo- nique à Scutari par Monastir, Uskiup, Prisren, etc. Ses recherches botaniques l'ont conduit au sommet de plusieurs montagnes; son ouvrage (Reisen durch Rumelicn und nach Brussa, Gœtlingen, renferme également des renseignements pleins d'intérêt.

Enfin, M. le colonel Leake ( Travels in northern Greece, 4 vol. in-8, 1835) s'est rendu de Kastoria à lierai, par Goritza et les montagnes de Khopari et du Tomorilza.
Tels sont les éléments dont j'ai profité pour construire, sous la direction du colonel Lapie, les cartes qui accompagnent mes mémoires.

M. Grasset, consul de France à lanina, m'avait promis la description de son ascension au Tomoros; il n'a pu me la transmettre. M. le docteur Joseph Millier, auteur d'une brochure sur l'Albanie (Prague, 1844), m'a envoyé le commencement de son itinéraire de Scutari à Okhrida par la vallée du Drin noir, qu'aucun Franc n'avait, à ce que je sache, parcouru avant lui. Ce savant espérait venir à Paris et me donner verbalement tous les renseignements dont j'avais besoin pour faire usage de sos observations. Les circonstances ne lui ont pas permis d'exécuter son projet et m'ont privé de matériaux précieux.

Si vous tracez sur une carte les itinéraires que je viens de citer, vous verrez qu'ils dessinent un réseau à très larges mailles qu'il s'agirait de remplir.

Il parait que, postérieurement à nos voyages, des observateurs ont parcouru l'Albanie et moissonné de nouvelles découvertes. M. Boue publie en ce moment le recueil de ses itinéraires cl les renseignements qu'il a nouvellement recueillis (voyez les Mémoires de fAcadémie des sciences de Fienne). Il m'écrit les phrases suivantes : « Vous serez étonné de me voir donner la » solution de plusieurs problèmes, tels que le cours de » l'Arzan, du Drnitza, du Drin, et celui de cinq ou six » cours d'eau de l'Ischm. Nous avons eu le plus grand » tort de céder aux imporlunités de notre botaniste et » de renoncer à notre excursion à l'ouest d'Ipek. Il » fallait s'élever à travers de vastes solitudes jusqu'à la cime des montagnes qui dominent le lac de Plava. » De ce poinl, nous aurions eu la carte de 30 lieues de  pays à la ronde. C'est ce qu'a exécuté un Kalouguiéri. Rougova est fixé avec le nombre de ses habitants; le Sebar, décrit cime par cime; Dibre, déchiffré. »

Je me contente de vous tracer l'exiguïté des connaissances positives qu'on possède sur l'Albanie, pour vous démontrer que vos recherches, de quelque côté qu'elles se portent, vous fourniront une ample moisson de faits nouveaux.

C'est avec une juste raison que M. Maury vous recommande de reconnaître la Via Egnatia. J'ai essay île placer sur ma carte les stations île cette route, depuis Lychnidus (Okhrida) jusqu'à Thessalonique; je n'ai jamais pu y parvenir d'une manière satisfaisante. Cette difficulté doit tenir à l'insuffisance de nos connaissances sur le pays.

Géologie.Les montagnes du lac de Plava, de Gouzinié et de Schalia, situées au N.-E. de Scutari, nous paraissent, d'après leurs fossiles, appartenir à la craie inférieure et moyenne. Elles se composent de calcaire compacte, de dolomie, de conglomérats, de grès. La roche dominante est le calcaire; la dolomie constitue des pitons déchiquetés, dont les formes rappellent celles de certaines vallées du Tyrol.

A Gouzinié, entre ce village et celui de Schalia, nous avons trouvé dans le calcaire des hippuriles, des sphé- rulites, des polypiers, une grosse coquille ressemblant à une isocarde. Près de Dêdagnê, le même calcaire renferme des polypiers, des nérinées de plusieurs espèces et une coquille dont la coupe parait appartenir à la Tornatella gigantea.

Ce dernier gisement est à quatre heures et un quart de Scutari; on y va par Kopilik, deux heures trois quarts; Gradiska, trois quarts d'heure ; Dêdagnê, trois quarts d'heure. Il serait très intéressant de casser beaucoup d'échantillons et.d'y rechercher les fossiles dont nous n'avons pu recueillir que des spécimens peu déterminables. Une oudeux journées consacrées à cette localité fourniraient une collection précieuse. Des recherches dans les environs de Scutari amèneraient la découverte de nouveaux gisements.

La vallée dcSchkrel et de Dêdagnê est séparée de la plaine du lac par un rideau demonticulescompo.se de conglomérat tertiaire ou peut-être alluvial, dont les élé- mens proviennent des montagnes voisines.

En montant à la citadelle de Scutari, on trouve des schistes argileux calcarifères, du calcaire argileux schisloîde; le calcaire compacte forme le sommet de la colline. Ces roches nous paraissent appartenir à la formation crétacée. Il serait bon d'étudier l'ordre de superposition des couches et de noter les fossiles qui se trouvent dans chacune d'elles.

Si l'on ce rend de Scutari à Elbassan , on trouve prés de Bouchatz un mamelon de serpentine qui perce dans des grès quartzeux. Le grès nous paraît encore appartenir à la formation crétacée. C'est un fait à vérifier. La serpentine est une roche éruptive dont M. Boue a trouvé d'énormes filons dans la vallée du Drin et sur la route qui conduit de Scutari à Prisren. (Voyez les descriptions que donne ce savant voyageur dans son ouvage précité.)

Les escarpements de Zadrima sont calcaires ; nous les considérons comme crétacés.

On prétend que des gisements île poissons fossiles se trouvent dans la colline qui borde la rive occidentale de l'Hismo et qui s'étend depuis l'embouchure de cette rivière jusque près du col du Gabar-Balkan. Il y aurait des recherches à faire à partir des environs du fort d'Ischm ou Ism; il faudrait déterminer les rapports des couches à poissons avec celles du terrain crétacé et des couches tertiaires.

Nous avons vu des huîtres et des nérioées dans le calcaire de Luz-Han, qui présente une caverne d'où sort un ruisseau d'eau sulfureuse.

Un dépôt lacustre, composé de gréa, d'argile feuilletée et de marne, s'est formé à la hase du calcaire au fond de la vallée de l'Hismo. On y trouve près de Luz- Han un inélanopsis très remarquable.

Un grès quartzeux s'est déposé entre Tirana elle col de Gabar-Balkan ; horizontal en plaine, il redresse ses couches en approchant du col. Contient-il des fossiles? Nous n'en avons pas vu.

En descendant le versant opposé de la montagne, on trouve, environ à 50 pieds au-dessous ilu col, une couche composée de fossiles tertiaires et de fragments arrondis de calcaire fossilifère, répandus dans une marne calcaire. Celte couche nous a paru passer sous les grès précédents (à vérifier) et reposer sur des marnes calcaires ou argileuses de diverses couleurs, qui contiennent des lils subordonnés de grès et de calcaire marneux. Ce dépôt est très intéressant à étudier; il est indépendant du calcaire crétacé contre lequel il est adossé. Il faudrait rechercher s'il contient à sa base des nummulites ; nous avons cité, d'après nos notes prises sur place, la présence de ce genre de fossile dans les couches inférieures visibles; la perte de l'échantillon qui les renfermait laisse planer quelque doute sur ce fait intéressant.

Près de Bérat, le terrain à nummulite prend un grand développement. On le considère maintenant comme l'étage inférieur du terrain tertiaire; à l'époque où nous écrivions, on le rapportait encore à la partie supérieure du terrain crétacé. Il faudrait rechercher l'existence de l'étage tertiaire moyen et de l'étage supérieur du même terrain, et en tracer les limites. Voilà de belles questions à étudier aux portes de votre résidence. Je n'ose aborder ici le chapitre des grandes questions théoriques : cependant, si vos loisirs vous permettent d'entreprendre les longues et pénibles recherches qu'exigé leur solution, veuillez m'en prévenir; je me ferai un plaisir d'entrer dans les explications nécessaires pour vous mettre sur la voie.

Le Muséum d'histoire naturelle de Paris recevrait avec plaisir vos envois de fossiles et le catalogue raisonné indiquant leur provenance et les renseignements que vous pourriez ajouter.